La première fois que je l’ai rencontré, il faisait une “apparition” au Keller. Je revenais du fond du bar, fourbue et rêveuse ; là, au milieu des garçons luisants sous leur carénage de cuir ou de latex noir, il se tenait appuyé au bar, très tranquille, les épaules droites sous le maillot rouge en coton un peu usé : une tache de lumière écarlate, oui, un maillot rouge dans un bordel SM. Un maillot de foot, même. Trois phrases plus tard, nous nous reconnaissions : voilà, c’était lui, le dessinateur des mecs trapus et rigolards, avec des cous de taureau et des bites comme des totems qui faisaient la gloire troublante du défunt Projet X – pour lequel j’écrivais des articles où s’aiguisait ma curiosité.
À présent, je pourrais dire : c’est étrange de devenir l’amie d’un ange au crâne rasé, et pourtant…
Maintenant je sais que ses tableaux sombres, goudronnés de brutales taquineries et de coups de poing où la couleur bat gaiement, naissent d’esquisses violentes et aériennes. Que cette exubérance baroque de miroitements chamarrés dans l’épaisseur du noir naît d’une rêverie grave, douce et fiévreuse à la fois, d’un silence bercé par des chansons légères, comme un soulagement : l’école est finie, oui, mais il a gardé sa trousse comme un trésor. Mine de plomb, stylo-bille et crayons de couleur, un arsenal modeste, voilà, on ne se méfie pas, on s’approche, on caresse du regard les épaules brutales de ces guerriers goguenards, livrés aux passions les plus furieuses, on croise leurs yeux moqueurs, on s’étonne de la santé insolente de leur corps invincible, campé sur des pieds robustes de talonneur, on sourit de leurs grosses pattes lourdes et lentes : et puis la lumière se fait, la douceur des courbes fuse comme une lame, tranche dans le vif, la vie, le rouge, la sauvagerie du cœur dénudé, offert.
Et on les aime, pour toujours, comme des cadeaux fragiles, ces hommes debout dans leur armure étincelante, pour la faille entrevue dans le secret de leur sourire…
Nathalie Dalla Corte