Vers l'abolition universelle Conférence prononcée en ouverture du colloque organisé par le centre d’archives et de documentation homosexuelles de Paris et de l’interassociative lesbienne, gaie, bi et trans à l’institut de Sciences Politiques-Paris, le 6 avril 2002
Je veux vous parler de la lutte contre la répression de l’homosexualité. Vingt ans se sont écoulés aujourd’hui depuis l’abrogation du délit d’homosexualité en France. Quand je fais la rétrospective, maintenant longue, de ce que j’ai vu de plus saisissant comme changement dans la société française, c’est l’attitude et le regard portés sur l’homosexualité qui me frappent le plus. Il faut bien mesurer à quel point la société française était homophobe, et pas seulement la société française mais toute la société occidentale. Quand je regarde les années 50, 60, avant 1968, c’était une société radicalement homophobe. D’autres préjugés, d’ordre racial, jouaient encore. L’antisémitisme, depuis la guerre, se taisait mais en ce qui concernait l’homophobie, c’était éclatant. Éclatant et tout simplement odieux. Je veux dire par là que la communauté que l’on appelle aujourd’hui gay n’était tout simplement pas admise. Cela se traduisait dans les formes les plus mesurées, par un préjugé homophobe très général, et sous sa forme la plus brutale, par des exactions, des violences et parfois même l’équivalent des “ratonnades”, une chasse violente à l’homosexuel dans certains milieux, notamment au sein des milieux militaires. En venant ici, en rassemblant mes souvenirs, je me rappelais que l’on m’avait demandé en 1979 de défendre deux parachutistes qui avaient tendu un piège et battu à mort deux homosexuels. Un crime atroce. Il montre bien ce qu’était la situation, les formes extrêmes, pathologiques, insupportables de la violence anti-homosexuelle. Mais la violence verbale était artout et le refoulement du comportement homosexuel était une caractéristique de la société française. Dans le corps enseignant, il était difficile de se déclarer et de se comporter en homosexuel. À l’intérieur de l’Ordre des avocats de Paris, être homosexuel, c’était s’interdire la voie vers le cursus des honneurs de l’Ordre et je ne crois pas qu’on ait jamais élu un bâtonnier notoirement homosexuel. Nous vivions dans un monde qui était un monde anti-homosexuel, comme nous avions vécu dans la société française d’avant 1939, qui était formidablement xénophobe et profondément antisémite. C'est une vérité qu’il faut reconnaître. Et cela, vraiment, je l’ai vu changer, se transformer. La première étape, ce fut évidemment la grande révolution culturelle de 1968, aujourd’hui volontiers tournée en dérision quand on parle des “soixante-huitards”. Je l’entends dans le débat politique : l’idéologie “soixante-huitarde”, qu'on évoque avec des ricanements sur ses illusions angéliques aujourd'hui perdues. Je constate que dans le domaine des mœurs, cette révolution l’a emporté et les choses ont commencé à changer dans les esprits – pas en profondeur, mais dans les esprits – aux environs des années 70 et jusqu’en 1981. En 1981 est venu le premier débat concernant l’abrogation du scandaleux délit d’homosexualité. Pourquoi scandaleux ? À un double égard. D’abord par son contenu, puisque aussi bien, c’était une discrimination marquée à l’encontre des homosexuels, une pénalisation des relations homosexuelles entre adultes et mineurs consentants. Je dois le souligner. Je ne parle pas ici des agressions, des viols etc. Je parle ici de relations consenties. Eh bien, l'âge autorisé des relations sexuelles, c’était pour tout le monde 15 ans, sauf pour les homosexuels. Là, on ne pouvait pas, au risque d’être frappé, au titre du célèbre article 331-2, de peines allant jusqu’à 3 ans d’emprisonnement pour ceux qui avaient eu des relations consenties avec des adolescents de 15 à 18 ans. C’était tout à fait extraordinaire. C’est le type même de la discrimination. Puisque pour donner des illustrations littéraires, cela voulait dire en clair que Chéri pouvait parfaitement vivre avec Léa, mais pas avec Charlus. Comment justifier ça ? Si quelque chose traduisait vraiment la discrimination contre l’homosexualité, c’était bien ce texte. Mais il était aussi scandaleux, indépendamment de cette discrimination, parce qu’il était stigmatisé par son origine. Le code pénal de 1804, venant après la Révolution française, avait supprimé le délit d’homosexualité dans notre Droit, contrairement à une très longue et cruelle tradition historique. En supprimant l’homosexualité, ce Code pénal, dans la mesure où le Code napoléonien avait été, par la force des armes, répandu à travers une partie de l’Europe, avait valu aux homosexuels une reconnaissance d’égalité tout à fait significative. Le Code pénal avait été à cet égard un instrument, il faut bien le souligner, d’égalité et de promotion. Et cela s’est maintenu en France, ne l’oublions jamais, jusqu’à Vichy. La répression du délit d’homosexualité est le fait d'une loi de 1942, voulue par Joseph Barthélemy, qui n’était pas inconnu dans cette maison, pas plus d’ailleurs que dans les facultés de Droit, si représentatives de l’ordre moral. Or, à notre honte, en 1945, alors qu’on a supprimé bon nombre de textes de la législation de Vichy, notamment toutes les discriminations et mesures particulières concernant, bien entendu, les Juifs, on ne l’a pas fait en matière d’homosexualité. Et l’on a vécu avec le délit d’homosexualité jusqu’en 1981-82, puisque, il n'a pas fallu moins de trois lectures pour aller jusqu’au bout du parcours parlementaire ; le Sénat refusa jusqu'au bout d'approuver l’abrogation du délit d’homosexualité dans le Droit français. Je l’ai rappelé au moment de la discussion sur le Pacs aux sénateurs de droite en leur rappelant ce qu’avaient été leurs propos. Ça reste pour moi un des grands souvenirs de ma vie ministérielle qui a été plutôt mouvementée et peu populaire. Je revois cette séance mémorable à l’Assemblée. Comme d’habitude, l’hémicycle n’était pas garni. De surcroît, c’était un dimanche après-midi parce que nous avions fait voter tellement de textes que nous avions pris du retard. C’étaient les débuts de la législature de 1981 et si je puis dire, nous rattrapions le temps perdu. Mais les tribunes étaient pleines. Absolument pleines. Et pour moi, ce jour-là, c’était un jour de grâce, j’étais porté par le bonheur de dire enfin tout ce que je voulais dire depuis si longtemps à propos de la répression de l’homosexualité. J’étais pétri de mon sujet et bourré de références historiques. C’était un discours plus improvisé que préparé, et à un moment donné, j’ai été touché par l’ange, qui vient ou qui ne vient pas, de la parole et je me suis exclamé : « il n’est que temps que la République reconnaisse tout ce qu’elle doit à nos concitoyens homosexuels. » C’était très vrai, il n’était que temps, non seulement qu’on abolisse la discrimination, mais que l’on reconnaisse tout ce que la France doit à ses homosexuels. Et cela a suscité un véritable délire dans les tribunes, une émotion énorme – car on n’a pas le droit de bouger quand on est à l’Assemblée Nationale – en même temps qu’un chahut invraisemblable dans l’hémicycle, alors que disons-le franchement, ce n’était que la reconnaissance d’un fait historique. Il n’y avait pas de quoi s’exclamer. Mais ceci montre à quel point les passions étaient vives. Ensuite au Sénat, ça a confiné au Vaudeville. Il y avait un sénateur, d’ailleurs de talent, connu pour sa rigueur morale, en tout cas dans le domaine de la morale sexuelle, qui s’enflammait pour indiquer que ce texte scélérat, ajouté à d’autres, allait contribuer à la dégradation ultime de la France et pour évoquer à n'en plus finir des légions de vieillards lubriques sodomisant de malheureux jeunes gens. Enfin, une vision apocalyptique de ce qui allait advenir. Et je voyais littéralement des favoris, vous savez, les gueules à la Daumier, des favoris du XIXe lui pousser tandis que son col montait. Je me suis dit : « il va d’abord d’une crise cardiaque [puis], c’est prodigieux, c’est absolument la rhétorique, pour qui connaît l’éloquence judiciaire, qu’on retrouve dans les réquisitions contre Les Fleurs du mal. » Vous savez, ce chef-d’œuvre absolu de l’art judiciaire dans ce qu’il a de pire. C'était exactement ça. C’était le même style ampoulé, les mêmes visions. Il y avait une véritable haine qui suintait de là-dedans. C’était saisissant, il se défoulait, dans une espèce de fureur à l’idée qu’on allait reconnaître l'homosexualité, comme c’était le cas sous la République jusqu’en 1942, qu'on allait enfin abroger la discrimination dans ce domaine aussi. Les sénateurs n’ont jamais voulu voter ce texte. Donc, il a fallu faire toutes les navettes. Et moi, je l’ai fait avec beaucoup de satisfaction parce que ça me paraissait être un des moments essentiels des progrès qu’on pouvait faire en matière de Droits de l’Homme en France. J’ajoute que – lointain souvenir – j’avais, dans les années précédentes, eu l’occasion de me pencher sur les injustices. Il est très difficile de connaître le visage de la Justice, de définir le concept de justice. Il est très aisé, au contraire, de reconnaître l’injustice. On l’identifie tout de suite. Alors, j’avais cherché, pour les étudiants, des exemples d’injustices historiques. Et j’en ai trouvé trois. Trois exemples saisissants qui prennent à la gorge. Le premier était celui de la répression de la sorcellerie. En effet, je n’avais retenu que la période du début du XVIIe siècle. C’est par milliers que l’on a brûlé des sorciers et surtout infiniment plus, on le sait grâce à Michelet notamment, de sorcières. Et comment cela a-t-il fini ? Par un arrêt du Parlement déclarant qu’il n’y avait pas de crime de sorcellerie puisque la sorcellerie n’avait jamais existé. Mais les sorcières, elles, avaient bel et bien été brûlées. Voici donc un exemple d’injustice. Le deuxième, c’était celui de la répression effrayante exercée contre ceux que l’on appelait les déserteurs mais qui étaient tout simplement des soldats lassés, préfigurant les mutineries de 1917. Et j’indique au passage que le nombre, il faut le savoir, de condamnés à mort exécutés sur décisions du Conseil de guerre en 1917 et qui ont été réhabilités à la demande des familles, et qui donc ont été fusillés pour rien, dépasse celui des victimes de la Grande Terreur en France. C’est dire ce qu’a été l’intensité de la répression dans l’armée en 1917. Le troisième thème que j’avais choisi, c’était la répression de l’homosexualité dans l’Europe du XIXe, et plus particulièrement dans l’Angleterre victorienne. Ce sujet m’avait captivé, parce que c’est un des exemples les plus saisissants de ce que peut être l’hypocrisie monstrueuse d’une société, avec des poursuites d’ailleurs sélectives selon la qualité des personnes, mais qui entraînaient des condamnations dont la plus célèbre, pour moi la plus intéressante, était la condamnation d’Oscar Wilde. Dans cette affaire extraordinaire, je rappelle que Wilde a été condamné, non pas pour ses relations avec Lord Douglas, parce que de cela, il n’en était pas question, on n’allait pas pousser le scandale jusqu’à mettre le fils du marquis de Queensburry dans le box, il a donc été poursuivi et condamné à la suite d’une affaire de diffamation que l’on connaît, pour ses relations avec trois jeunes gens qui étaient des gitons londoniens de 17 ans environ, qu’il traitait d’ailleurs avec un luxe et une délicatesse qui n’ont pas été récompensés quand on voit le comportement de ces jeunes gens à l’audience. Mais quoi qu’il en soit, c’est bien pour cela qu’il a été condamné, pour avoir eu des relations avec des jeunes prostitués britanniques de 17-18 ans. Et voilà ce que conclut le juge Wilth, après que le jury l'eut déclaré coupable, la peine relevait du juge Wilth, à jamais célèbre lui aussi dans les annales judiciaires : « Oscar Wilde, (il se tourne vers Wilde) il est inutile que je m’adresse à votre conscience. » Je note au passage que le juge Wilth était un représentant typique de l’élite britannique et que, grand montagnard, il présidait le club alpin anglais. Il escaladait les montagnes pour calmer ses passions. « De toutes les causes que j’ai eu à juger dans ma vie, celle-ci est la pire. » Inimaginable ! Je rappelle qu’il s’agissait de trois jeunes gens que Wilde avait fort bien traités, pour dire les choses très franchement. « Vous avez été une source de corruption affreuse pour des jeunes gens. Devant de tels faits, vous devez vous attendre à ce que je prononce la peine la plus sévère prévue par la loi. À mes yeux, d’ailleurs, elle est très insuffisante. Oscar Wilde, je vous condamne à être emprisonné pendant deux ans au régime des travaux forcés. » Pas les travaux forcés au sens de bagne comme en France à l’époque, mais le confinement, cellule solitaire dans laquelle le condamné est obligé de travailler. Ce régime a été si cruel que Wilde ne s’en est jamais remis. Aucune grâce, aucune remise de peine. Et quand il est sorti et qu'il est revenu en France, c’était un homme fini. Il est mort quatre ans après. Je le dis avec une certaine mélancolie parce que je suis forcé d'admettre qu’à Paris aujourd’hui, Oscar Wilde aurait été condamné à sept ans et que le vœu du juge Wilth se serait trouvé par conséquent satisfait. Cela en application de la dernière loi votée par le Parlement, à laquelle j'ai quasiment été le seul à m’opposer en disant qu'elle ne me paraissait pas être la bonne voie pour lutter contre la prostitution et le trafic des êtres humains. La lutte contre le trafic des êtres humains est une priorité absolue à mes yeux, mais elle ne passe pas par de telles voies. Oscar Wilde, aujourd’hui, pour des relations avec trois garçons de 17-18 ans, serait condamné par notre Justice à sept ans d’emprisonnement, soit trois fois plus que par la Justice anglaise victorienne de l’époque. Mais enfin, je l’indique au passage, nous sommes, à mon sens, entrés aujourd’hui dans une nouvelle période très singulière. Qu’est-ce qu’en aurait pensé Michel Foucault avec qui je devais faire un séminaire aux Hautes Études sur la prison ? Nous assistons à la naissance d’un nouvel ordre moral hautement pénalisé. Aujourd’hui en France, nous avons dans le domaine sexuel un des arsenaux répressifs les plus rigoureux de toute l’Europe occidentale. Ce n’est pas un record que je m’attendais à voir conquérir par la France. Ce n'est pas non plus la marque de la société la mieux équilibrée face aux problèmes qui sont les siens. Ce nouvel ordre moral se fonde sur un autre système de valeurs mais il est tout aussi rigoureux que celui qui a été démantelé en son temps. C’est un problème singulier, mais ce n’est pas celui auquel je m’attacherai aujourd’hui. Celui qui s’interroge sur l'évolution à la fois des mœurs et des valeurs de la Morale au sens classique du terme et celle de la pénalité, trouve là un sujet particulièrement fascinant. Je croyais que l’on avait dépénalisé la morale et je me suis aperçu avec stupéfaction qu'on l'avait re-pénalisée et qu’on ne cessait pas de le faire avec l'assentiment du public. Je laisse ici ce qui fera peut-être un jour l’objet d’une autre conférence et j’en viens à ce qui est le thème d’aujourd’hui, c’est-à-dire la lutte pour l’abolition universelle de la répression de l’homosexualité. Quelle est la situation aujourd’hui en matière de lutte contre la répression de l’homosexualité ? À cet égard, les progrès sont considérables. Je ne parle plus ici de notre pays, je ne parle plus des mentalités, je fais un panorama. Voilà ce que cela donne. En vingt ans, depuis 1982, vingt-trois États souverains ont dépénalisé l’homosexualité. Si je dis États souverains, c’est parce qu’il y a aussi des États aux États-Unis ou en Australie, républiques fédérales, qui l'ont dépénalisée. Nous sommes aujourd’hui, notamment aux États-Unis, dans une situation qui est très complexe, comme pour la peine de mort. Donc, vingt-trois États souverains ont dépénalisé l’homosexualité. Treize États, de surcroît, ont supprimé la discrimination concernant l’âge des relations sexuelles autorisées. Voilà, par conséquent, la situation. Ça, c’est l’aspect positif et c’est vrai que le mouvement est encourageant. Mais il y a, dans cette marche vers le succès, d'évidentes limites et des doutes sur ce qui subsiste. Nous sommes aujourd’hui, autant par les travaux d’Amnesty que par les travaux de la Commission des Droits de l’Homme aux Nations Unies, dans une situation, si l’on pouvait projeter la carte de la répression de l’homosexualité dans le monde, où l’on voit qu’il y a des blocs de répression féroce. Aujourd’hui, cinq États frappent de peine de mort les relations homosexuelles. Au ban de l’infamie, un a disparu, il s’agit de l’Afghanistan des Talibans ; les autres sont : Émirats-Arabes-Unis, Iran, Arabie Saoudite, Tchétchénie, Yémen. Chacun voit que ce sont aussi des États où les femmes font l’objet de mesures discriminatoires odieuses et qui appliquent la Charia de manière absolue. Ils pratiquent la peine de mort, et pas seulement pour cela. On trouve ensuite des peines allant de dix ans à la perpétuité, c’est-à-dire d’une extraordinaire dureté, dans vingt États dont les principaux sont le Pakistan, l’Inde et le Bengladesh, c’est-à-dire toute la péninsule indienne. On y relève aussi le Koweït, Bahreïn, le Brunei et un certain nombre d’États islamistes. Et puis des États africains. Il y a une question, une interrogation : pourquoi est-ce que le sub-continent indien est si attaché à la répression barbare de l’homosexualité ? C’est un constat en tout cas. Puis vous encourez ensuite un à dix ans de prison dans vingt-quatre États marqués par une importante présence islamique. Restent les pays qui ont aboli les peines. Alors là, c’est très curieux. L’homosexualité est illégale mais sans textes répressifs, dans quatorze États nationaux et, à l’intérieur des États-Unis, dans douze États sur cinquante. Voilà la situation. En ce qui concerne l'évolution, comme pour la peine de mort, elle va vers l’abolition universelle. Mais actuellement, nous ne sommes pas arrivés encore là où nous devrions parvenir. Sur les 189 États membres des Nations Unies, nous en avons aujourd’hui une majorité dans lesquels il n’y a plus de pénalisation de l’homosexualité mais encore une forte minorité qui la pénalise, avec des zones de véritable barbarie. Dans cette situation, pour moi la seule chose qui importe, c’est continuer la lutte : comment faire, quels sont les meilleurs moyens, les meilleurs instruments de l’action ? Le premier levier, à mon sens, c’est évidemment les instruments internationaux. Ce sont les pactes internationaux, le pacte relatif au Droit civil et politique, celui qui met en forme juridique la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Le levier est toujours le même, c’est le principe de non-discrimination. C’est cela la valeur clé, à laquelle s’ajoute le deuxième principe qui est évidemment le droit de chacun à mener comme il l’entend sa vie sexuelle, qui relève de la vie privée. Le droit au respect de la vie privée est internationalement reconnu. Vous combinez le droit au respect de la vie privée et la liberté de comportement de chacun dans sa vie privée avec la non-discrimination et vous avez les instruments juridiques. Je ne parle pas ici de ce qui constituerait le débat au fond, mais des moyens d’une lutte positive. Et ce sont ces textes qui vous donnent les meilleurs outils. D’ailleurs, je rappelle que les associations gay et lesbiennes ont, à plusieurs reprises, utilisé ces textes, notamment le principe de non-discrimination, en saisissant le comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, et un certain nombre de résultats ont été obtenus, notamment dans ces États fédérés que j’évoquais tout à l’heure, en Australie. Voilà donc un premier moyen que l’on doit conserver présent à l’esprit. Le deuxième est évidemment, à partir de ces principes, le recours aux juridictions internationales, recours qui est, pour moi, la clé de voûte du progrès. Progrès notamment en France sur des institutions judiciaires et des voies pénales trop marquées bien souvent d’archaïsme et de préjugés nationaux. Je pense que l’acte le plus important que j’aurai eu le privilège d’accomplir quand j’étais à la Chancellerie, après l’abolition de la peine de mort, c’est le fait que tous les citoyens français ont été admis à saisir la Cour européenne des Droits de l’Homme. C’est à mes yeux, un progrès décisif. Il faut savoir qu’avant 1981, les citoyens français ne pouvaient pas recourir à la Cour européenne des Droits de l’Homme. La France, qui était à l’origine de la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentales, avait eu l’hypocrisie de ne pas ratifier la Convention. Nous avions un juge français à la Cour européenne des Droits de l’Homme, mais nous n’étions pas, nous, soumis à sa juridiction. C’était quelque chose d’inimaginable pour la France, mais qui a duré jusqu’en 1974. Pourquoi ? À cause de la guerre d’Algérie et du refus que les juridictions suprêmes françaises opposaient au contrôle d’une juridiction internationale. Et en 1974, c’est à la faveur de l’intérim de Monsieur Poher que la France l’a ratifiée, mais elle a maintenu l’interdiction faite aux citoyens français de recourir à ce droit contre les violations des droits de l’Homme exercée à leur encontre par le Gouvernement ou le Parlement français. La voie était fermée jusqu’en 1981. Le 9 octobre 81, qui fut une grande date de ma vie, je suis allé à Strasbourg lever ces réserves et ce fut un très grand moment, mais j’étais convaincu que le Parlement européen ferait le meilleur accueil à cette levée de réserve qui nous ramenait dans l’ordre européen, et qui faisait que les Français n’étaient plus des mineurs en matière de droits de l’Homme comme ils l’ont été jusqu’en 1981. Les autres Européens pouvaient demander la protection de la Cour européenne des droits de l’Homme, pas les Français. Et deuxièmement, je savais que c’était le levier avec lequel nous pouvions transformer la Justice française beaucoup plus facilement que par des débats parlementaires soumis, comme chacun le sait, à des considérations d’opinion publique, elles-mêmes soumises à l’audimat. Les choses étant ce qu’elles sont, sur la base de l’article 8, c’est-à-dire le droit au respect de la vie privée, et de l’article 14, la non-discrimination dans la Convention européenne des droits de l’Homme, on a vu la Cour européenne des droits de l’Homme condamner toutes les formes de discrimination pénale. Je dis bien pénale. L’arrêt de principe de John, d’octobre 1982 a condamné la législation de l’Irlande du Nord britannique incriminant les actes homosexuels entre adultes consentants, et depuis lors, la Cour a maintenu fermement cette position. On a dépénalisé dans toute l’Europe, grâce à la Cour européenne des droits de l’Homme, toutes les discriminations qui existaient dans un certain nombre de législations pénales, même si ce fut avec beaucoup de difficultés dans certains cas. Mais maintenant, on peut considérer que ceci est fait. Cela montre bien l'effet du recours à ces instruments diplomatiques internationaux qui ont une valeur conventionnelle supérieure au Droit interne, combiné avec l’accès aux juridictions internationales qui veillent à ce que les juridictions nationales s’y conforment. Cela vaut pour la Cour européenne, cela vaut aussi pour le Comité des droits de l’Homme. Voilà le meilleur instrument que l’on puisse utiliser. Je reviens un instant sur la scène française. Après 1982, dans le nouveau Code pénal – dont je revendique, sur ce point, la paternité puisque je présidais la Commission de révision qui a établi le projet – on trouve des textes, cette fois-ci, de répression des discriminations. La discrimination fondée sur les mœurs est devenue un délit, s’agissant de la fourniture de services ou de biens. Ce texte, je souhaitais qu’il soit complété en matière de provocation à la haine ou à la discrimination. Vous savez qu’il existe un délit de provocation à la haine raciale ou à la discrimination raciale ou sexiste etc, je me disais qu’il fallait absolument le faire aussi pour les mœurs. Les associations s’en souciaient beaucoup, ce qui prouve leur utilité. Je pense que ce type de provocation doit être puni, poursuivi, et que par conséquent il faut reprendre le texte de la loi de 1881 et le compléter sur ce point : à « race, sexe, etc, » il faut ajouter « mœurs ». J’avais déposé avec Madame Derrick, sénateur socialiste, une proposition de loi, à cet effet. Hélas, Dina est morte il y a très peu de temps et nous n’avons pas eu la possibilité d’aboutir mais cela sera fait. Je suis sans inquiétude à cet égard. Mais la question la plus brûlante aujourd’hui et la plus mobilisatrice, c’est la question du statut de réfugié. Il doit être reconnu à tous ceux qui font l’objet de persécution pour homosexualité dans leur État d’origine. C’est une nécessité. Je rappelle qu’il y a des États dans lesquels on encourt la peine de mort pour homosexualité. Je rappelle ce qui s’est passé, il y a très peu de temps, en Arabie Saoudite. Je rappelle ce qui est advenu pour des raisons de pure complaisance politique en Egypte où l’homosexualité se trouve condamnée sans être interdite. C’est un statut très curieux. On ne veut pas dire qu’on la poursuit, mais on se réserve de la poursuivre pour trouble à l’ordre public. Il est certain que partout où un être humain est menacé de persécutions et de poursuites qui ont une source homophobe, nous nous trouvons en présence d’une situation où la qualité de réfugié doit être reconnue à celui qui cherche asile sur le territoire français, et sur d’autres territoires aussi, dès l’instant où il s’agit pour lui de sauver sa vie ou sa liberté : en effet, il fait l’objet d’une persécution chez lui à raison de son appartenance à un groupe social déterminé. Ce point a fait l’objet de développements et de batailles juridiques importants. Aujourd’hui, en France, nous pouvons évoquer le Conseil d’État, c’est la décision OURBI de 1999 à propos d’un homosexuel algérien. Je rappelle qu’en Algérie, aujourd’hui, l’homosexualité tombe sous le coup de la loi et qu’il y a un mouvement anti-homosexuel qui exerce des persécutions. Il résulte de l’instruction du dossier que « dans les conditions qui prévalent actuellement en Algérie, les personnes qui revendiquent leur homosexualité et entendent la manifester dans leur comportement extérieur, sont de ce fait, exposées tant à l’exercice effectif de poursuites judiciaires sur le fondement du Code pénal qu’à des mesures de surveillance policière et à des brimades. » Dans ces conditions, les craintes que peut raisonnablement éprouver Monsieur T du fait de son comportement, en cas de retour dans son pays, doivent être regardées comme résultant de son appartenance à un groupe social. Pourquoi cette référence à un groupe social ? Parce que la Convention de Genève sur le statut de réfugié, qualifie comme tel et pouvant bénéficier du droit d’asile, celui qui craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, etc, ou de son appartenance à un groupe social. Donc, le problème clé est maintenant résolu. C’était la reconnaissance de la qualité de réfugié en raison des persécutions encourues ou subies. Cela s'applique à l’homosexualité parce qu’il s’agit là d’une persécution qui s’exerce à l’encontre d’un groupe social qui est déterminé, identifiable, par ses mœurs et sa vie privée. En termes de droit comparé, l’Allemagne, le Danemark, la Belgique, les Pays-Bas, la Suède, la Grande-Bretagne et même les États-Unis accordent le statut de réfugié explicitement à des homosexuels persécutés. C’est un élément tout à fait essentiel qu’il faut rappeler. Les décisions du Conseil d’État, c’est fort bien, mais reste la pratique de l’OFPRA. Je crois qu'il s’y conforme, mais on ne saurait être trop vigilant sur ce point. Comment conduire cette action ? Comme elle a toujours été conduite et comme elle doit être conduite c’est-à-dire, le rappel par les associations gay et lesbiennes de la nécessaire reconnaissance du statut de réfugié. Il faut être très attentif à cela, très attentif à porter devant l’opinion publique, à chaque fois qu’on le peut et qu’on le doit, les exactions, les poursuites judiciaires, voire les exécutions frappant les homosexuels. Et ensuite, de la façon la plus efficace, la plus ardente possible, utiliser toutes les voies de droit qui aujourd’hui s’offrent à nous dans ce domaine. Mais, je le dis clairement, il ne faut pas s’endormir sur ces lauriers et croire que tout est acquis et faire des commémorations festives. Non, non. Pas du tout. Nous avons encore à lutter pour la suppression de la pénalisation de l’homosexualité. Il faut continuer jusqu’à son abolition universelle, la lutte contre la pénalisation de l’homosexualité dans le monde. C’est à mes yeux un impératif catégorique, un objectif primordial pour ceux qui se battent pour les droits de l’Homme. Ce n’est pas différent de la lutte pour les droits des femmes, ce n’est pas différent de la lutte contre le racisme. Ce sont des impératifs catégoriques. Je n’ai pas abordé le problème tout à fait différent du statut civil des homosexuels. On pourrait envisager un deuxième exposé tout à fait différent sur l’évolution de la condition civile, c’est-à-dire la reconnaissance des droits des homosexuels en matière de contrats d’union civile, voir quelle est l’évolution sur le partenariat, le Pacs, le mariage, l’adoption. C’est un autre aspect que je n’ai pas traité. Mais il ne faut pas perdre de vue l’attitude répressive d’une partie encore importante du monde face à l’homosexualité. C’est une très grande priorité. Je rappelle qu’on a exécuté encore récemment des homosexuels en Arabie Saoudite. On ne peut pas et on ne doit pas accepter cela. C’est même la priorité des priorités.
Robert Badinter, |