L’itinéraire d’une association
de lutte contre le sida

Un entretien avec Daniel Defert
Fondateur de AIDES

 

Quels sont les antécédents, les axes stratégiques de AIDES ? C’est d’abord le décès de Michel Foucault, en juin 84, et le fait que nous avions non seulement milité, mais aussi vécu ensemble. Ensemble, nous avions construit le Groupe d'Information sur les Prisons, le GIP, de 1970 à 1972, un mouvement politique qui a tout de même eu à son actif 32 ou 35 révoltes dans les prisons. Nous avions construit une manière de penser et une mobilisation politique. Ce groupe d'information sur les prisons a commencé à la fin de 1970. J'étais alors à la Gauche prolétarienne. Mes amis étaient emprisonnés. Le GIP était un des premiers mouvements ayant pour cible une population particulière et stigmatisée. Le FHAR se créait dans le même moment, ainsi que le MLF. C'est la période où les mouvements post-soixante-huitards – qui ne sont pas des mouvements spontanés, mais des mouvements créés par des organisations politiques maoïstes, trotskistes, et qui reprennent de vieux schémas politiques – sont en train d'éclater avec de nouvelles problématiques autour de nouvelles populations. Le groupe d'information sur les prisons a constitué une mobilisation à la fois des professionnels de la Justice et des détenus. Des prisons a surgi la parole de ceux qui en supportaient le poids dans le silence le plus total et dans l'opprobre. Un mouvement autour des prisonniers politiques avait été plus facile à déclencher, mais pour les prisonniers dits “de droit commun”, il y avait une espèce de réprobation morale et un consensus au silence sur le vécu quotidien de la prison. Avec AIDES, ce n’était pas la prison, c’était l’hôpital. Il y eut cette idée de mobiliser le monde médical – parce que, bien sûr, la réponse était partiellement entre les mains des médecins –, mobiliser le monde politique – qui ne l'était pas du tout – et faire que les gens qui supportaient le plus intensément le poids de l'épidémie – c'est-à-dire les premières personnes atteintes – soient au cœur du dispositif, au moins ceux qui voulaient bien prendre la parole en 1984-85.

 

Les débuts de AIDES

Je crois que plus personne ne se souvient qu'en France, en 1984, la maladie était quasi inconnue, même en tant qu'épidémie. C'est vraiment en cherchant que j'ai découvert qu'il y avait eu 294 cas dans l'année 84. Mais il n'y avait pas une véritable perception de l'épidémie alors que le doublement des cas était déjà en train de se produire en l'espace d'une année. L'essentiel du débat semblait être de savoir qui avait découvert le virus que l'on appelait alors le LAV, de Montagnier ou de Gallo. Beaucoup doutaient que ce soit à Pasteur que l'on ait réussi l'isolement du virus. On discutait âprement de ces questions de priorité scientifique avec l’idée optimiste que l’on avait peut-être déjà la solution avant de connaître l’épidémie. À part une émission de télévision autour d'un des premiers malades, on s’y intéressait peu. Il n’y avait nulle connaissance de la réalité épidémique.

Le groupe d'information sur les prisons est pour moi un modèle de mobilisation qui a mis à contribution à la fois des experts et une expertise muette, qui n’était jusqu’alors pas écoutée. Il y avait, selon moi, une analogie : un interdit moral sur les détenus d'une part, un interdit moral sur les malades d'autre part. Il faut dire qu'à l'époque, la majorité des malades du sida étaient supposés homosexuels. Ils se renfermaient dans un double silence : sur leur sexualité et sur la maladie. En militant dans le GIP, nous avons abordé le problème de l'homosexualité en prison, la situation des travestis à Fresnes et le suicide de Gérard Grandmontagne, qui était brimé en tant qu'homosexuel dans cette même prison de Fresnes. C’est-à-dire des questions éthiques et juridiques tout à fait inédites pour la société et la classe politique.

C'est un peu la même situation que je retrouve en 1984. Il y a un interdit moral, et une ignorance très profonde de ce qu'est la maladie. J'ai d’abord envisagé un mouvement en termes de droit. Je trouvais inadmissible, l'ayant vécu de près, qu'on cache à un malade ce qui lui arrive. Bien sûr, il est difficile de dire à quelqu'un qu'il est atteint d'une maladie mortelle à courte échéance. Justement, les médecins étaient tétanisés et n'en parlaient pas. Il n'y avait ni soutien, ni communication. Je pensais qu'on avait quand même un droit de savoir, de savoir pour soi, pour la gestion de sa vie.

Pendant ces ruminations, j'ai trouvé dans Libération une lettre d'un garçon qui venait d'apprendre qu'il était atteint ou séropositif. On le savait alors très difficilement. J'ai fait le test en 84. Je vous assure qu'il fallait deux mois pour avoir les résultats. Et la signification de la séropositivité a été assez longue à saisir : est-ce qu’elle signalait des anticorps protecteurs ou des signes de contamination ? Tous les discours ont été tenus. Ce garçon, aujourd'hui décédé, écrivait : « Apprendre qu'on a cette maladie, c'est invivable. » Si c'était invivable, il fallait aborder les choses autrement. J'avais commencé à réunir des avocats. Je suis allé en Angleterre, parce que j'avais l'habitude de travailler l’été à la British Library, et j'ai consulté toute la littérature médicale existant sur le sida. En France, je ne savais pas très bien où la trouver. C'est d'ailleurs parce que j'étais sans arrêt en train de lire des documents qui se référaient au sida, “Aids” en anglais, que je ne voyais pas comment appeler l'association autrement que AIDES, mais en en retournant la signification, non plus en référence à la maladie, mais à la solidarité. À Londres, j'ai eu la chance de rencontrer le Terence Higgins Trust qui avait démarré depuis peu. J'ai tenu la permanence téléphonique avec eux. Ils étaient en contact avec le GMHC de New York (le Gay Men s’ Health Crisis). J'ai ainsi découvert qu'il existait déjà des mouvements dans les autres pays.

Je rentrai en France, en septembre 1984, avec une autre perspective. J'ai commencé à réunir un certain nombre d'amis du milieu gai militant. J'ai appelé aussi des amis de Médecins du Monde qui n'ont pas répondu. J'ai contacté les responsables d'organes homosexuels, c'est-à-dire essentiellement à l'époque, mon ami Jean-Pierre Joecker de Masques et Franck Arnal de Gai Pied. Il y avait également autour de moi des gens très informés tels que Gilles Barbedette. Il aurait servi de go-between entre les États-Unis et le docteur Leibowitch, de l’aveu même de celui-ci. L'ami de Gilles Barbedette, Jean Blanquart, était déjà malade. Nous étions donc un très petit groupe de gens qui ne se savaient pas touchés, alors que j'attendais les résultats de mon test, comme Gilles Barbedette, qui a eu l'élégance absolue de ne jamais donner le résultat à son ami parce qu'on avait alors l'idée que le plus avancé dans la maladie avait forcément contaminé l’autre.

 

Une mobilisation sociale

Oui, puisque vous me posez la question, aujourd’hui, je suis toujours séronégatif. Sans doute parce que ma sexualité a été bousillée et l’est encore aujourd'hui. Avant la mort de Michel Foucault, je passais une partie de l’été à San Francisco. Je pense qu'il y a peu d'homosexuels dont la vie n'ait pas été profondément bouleversée, quel que soit leur statut sérologique. Bien sûr, cencore pire quand vous apprenez que vous êtes touché. Je ne dirai jamais que c'est comparable. Bien entendu, j'étais soulagé, mais ça n'avait pas encore l’impact dramatique que l’on connaîtra plus tard car, je le rappelle, on ne savait pas grand chose sur l'épidémie.

Gilles Barbedette m'avait proposé : « On va faire une conférence de presse pour lancer AIDES. J'avais refusé en disant : Écoute, pour l'instant, on ne sait rien. Et les journalistes risquent même d'en savoir plus que nous. » Je voulais que nous ayons d’abord acquis une expérience significative. Et nous l'avons obtenue grâce aux paroles des malades et, plus particulièrement, de ceux qui s’adressaient à notre permanence téléphonique. À partir du moment où on a ouvert cette permanence en février 1985, on a commencé à recevoir toutes les questions que les gens se posaient sur le sida. Et c'est là qu'on a découvert l'abîme d'ignorance et d'angoisse où se trouvait la population française alors que l'épidémie demeurait encore mal connue. J'ai un cahier dans lequel j'ai noté au moins les cent premiers appels. Je notais tout pour savoir qu'elles étaient les questions et les réponses qu'on pouvait apporter, pour cerner quels étaient les problèmes que rencontraient les gens. Et c'est hallucinant de voir ce qu'ils nous racontaient. On y décryptait toutes les angoisses possibles sur la vie sexuelle et sur les modes de contamination. On a commencé à intervenir en tant qu'association à partir de cette expérience-là, celle de la demande d’informations sur l'épidémie.

À ce moment-là, les journalistes se sont tous précipités pour écouter ce qui se disait à notre permanence téléphonique. Au départ, l'idée de susciter une prise de parole des malades était un petit peu utopique. Il y avait peu de malades et ceux qui se savaient malades étaient en phase terminale. En l'absence de test, on ne disposait pas d’une population de personnes séropositives. Ceux qui se découvraient malades ne le disaient pas et c'était au dernier moment que l'entourage venait nous voir en nous disant : « Voilà, mon fils, mon amant est malade. »Les gens n'étaient plus en état d'agir, de militer, de témoigner. De plus, c'étaient, la plupart du temps, des personnes qui n'avaient pas révélé leur homosexualité à leur entourage et les choses étaient donc très embrouillées. Ils ne pouvaient pas parler du sida parce que cela aurait signifié homosexualité, et ils ne pouvaient pas non plus parler d'homosexualité parce que c'eût été faire peur à cause du sida. Ce n’était pas du tout la situation que l'on constate quelques années plus tard lorsque le test est disponible et que les gens en connaissent la signification. Il n'y avait a pas de médicaments. Les malades mouraient d’affections opportunistes majeures, touchant les poumons ou le cerveau. Les pneumocystoses étaient mortelles à très brève échéance, de l'ordre de deux à trois mois après les premiers symptômes. L'AZT n’apparaît qu’en 87. Donc, il faut bien se dire que fin 84, début 85, quand les gens commencent à être malades, on arrive à traiter une pneumocystose ou une toxoplasmose mais les malades mouraient quand même d'infections opportunistes.

Au début, la mobilisation des malades est inexistante parce qu'ils ne sont pas en état d’affronter la situation. Très vite, on est lié à des problèmes d'accompagnement et de fin de vie. Ce qui oblige à trouver une parole de prévention. Il ne fallait pas non plus donner dans le drame le plus absolu, car la mort est stigmatisante. Au départ, on a donc un projet global, celui d'acquérir une expertise sur la maladie et de créer une mobilisation sociale. Pour nous, tout cela doit être articulé autour de la parole des malades pour déboucher sur une mobilisation politique. Cette dernière n'est pas la plus difficile à obtenir si on a une mobilisation sociale préalable. Le politique suit les sondages d'opinion, mesure les risques électoraux et la pression de la population. Donc, pour nous, ce qui a toujours été primordial, c'est la mobilisation de la population. Le politique suit. Mais il y avait une incrédulité partielle. Il faut comprendre que le milieu gay n'avait plus de leadership politique. En 1981, il avait connu des victoires avec l'élection des socialistes, puis les gens s’étaient démobilisés. Ils venaient de découvrir des formes nouvelles de vie homosexuelle, avec notamment le modèle commercial américain et les débuts du Marais. J'avais habité le Marais jusqu'au moment où s'est ouvert le premier bar en 78 ! Les bars étaient désormais ouverts toute la journée. Les prix étaient les mêmes de jour comme de nuit, comme dans les autres bars. Autrefois, c'étaient des lieux très fermés, très protecteurs, et qui vous le faisaient payer. Les gens découvraient donc de nouvelles formes de liberté et il est difficile d'entendre en même temps un message de mort. C'est pour cela que nous avons décidé de mettre l’accent sur l’échelle des risques, sur le “safer sex”.

 

Peurs et fantasmes

Je me rappelle un journal du groupe David Girard, G.I., qui avait intérêt à développer ses saunas et qui disait – et ça marchait chez des gens d'extrême gauche – que le sida était un fantasme inventé par la droite reaganienne pour stopper le mouvement homosexuel. Puis s’est répandu dans l'extrême gauche américaine l'idée qu’on nous avait inoculé la peste porcine. C'était une perception purement politicienne et paranoïaque. On parlait également à l'époque du “cancer gay”.

De notre côté, nous ne voulions pas fermer les back rooms parce que tout le monde aurait dit que c'était de la répression. Le résultat aurait d'ailleurs été, je crois, catastrophique. Les gens seraient partis ailleurs, et nous pensions, au contraire, qu'il fallait utiliser tous ces lieux de rassemblement pour en faire des lieux d'information, même de façon un peu ludique. Après tout, montrer un préservatif, le dérouler sur un objet, cela peut être érotique. Je me rappelle ceux qui arrivaient à nos présentations dans les bars et qui s'attendaient à ce qu'on leur dise : « Maintenant, c'est l'abstinence ». On ne leur disait pas ça. On leur expliquait au contraire qu'il y avait une échelle des risques. Ce qui a freiné la diffusion de l'épidémie, c'est véritablement ce message sur l'échelle des risques. C'est-à-dire que les gays ont changé tout un ensemble de pratiques sexuelles. Il ne faudrait pas croire que la prévention, c'est seulement un message sur le préservatif. On a appris à vivre autrement. D'abord, il y a eu moins de pénétrations anales. On a découvert d'autres formes d'érotisation. Je me rappelle ces camarades qui ont monté SPG, le mouvement Santé et Plaisir Gay, en invitant à l'érotisation d'autres parties du corps. On sait que l'érotisme a de nombreux points d'ancrage si on explore bien le corps. Et puis s'est développé le sexe par téléphone. Puis la vie s'est davantage organisée en couples. S'il y a eu un tel élan en faveur du Pacs, c'est parce qu'il répondait à une demande évidente. Quand les gens se sentent pris dans une vie affective et sexuelle non-reconnue socialement, ils sont condamnés à une plus grande errance, une plus grande consommation aléatoire, discrète, nocturne, et sans protection. Et des changements massifs de comportements dans le sens de la prévention ont suivi, ce qui était l'essentiel. C'est pour cela que tout le monde doit avoir une bonne connaissance de l'échelle des risques. On sait par exemple qu'en Afrique, si on soigne les autres maladies sexuellement transmissibles, on diminue considérablement la transmission du sida. Elles créent des ulcérations des muqueuses qui sont des portes pour le virus. Et puis, dans la plupart des pays pauvres, on fait l'amour sans se déshabiller. D'abord, on n'a pas d’endroit où baiser nus. On ne prend pas de douche tous les jours. Or plus on a un rapport fréquent à son corps nu, plus on peut explorer son corps et le corps de l'autre. D'une certaine manière, les formes de prévention sont indissociables des formes d'érotisme. Et dans ces sociétés où les formes d'érotisme liées à la nudité ne sont pas possibles, on ne connaît pas le corps de l'autre et on ignore son état.

Notre intervention ne consistait pas à dire : « C'est la catastrophe ou “yaqua” ». Il s’agissait de bien analyser les situations concrètes avec nos interlocuteurs. On allait dans les bars gay et également dans les lieux de drague, en forêt, aux Tuileries, dans tous les lieux de rencontre. On les écoutait et on leur tenait un discours qui leur permettait de rationaliser eux-mêmes leur propres risques, et de modifier leurs comportements.

 

Le processus d’érotisation

Donc l'objectif, au fur et à mesure que le groupe s'est constitué, était de donner la parole aux malades. Nous avions, par exemple, un projet d'affiche avec un dessinateur, Bastille, dont le style se rapprochait de celui de Tom of Finland que j’adore. Il nous avait fait une affiche impressionnante représentant un type au sauna qui portait un préservatif en forme de lance d’arrosage immense. C'était un peu violent. On s'est demandé si ce serait la première affiche de AIDES. Je n'étais pas contre. On l'a donnée à analyser aux premiers malades militant en tant que tels au sein de AIDES. Ça se passait chez Frédéric Edelmann. Tout le monde a examiné l'affiche et Jean Blanquart, qui était le plus malade de notre association, a dit : « Moi, mon monde, ce n'est plus le monde gay. Je ne vais plus dans les saunas, ni ailleurs. Moi, mon monde, ce sont les médecins, c'est l'hôpital. » Avec les formules simplistes de mon passé de maoïste – l'œil du paysan voit juste –, je me suis dit : quelle est la personne qui analyse le plus profondément la situation ? C'est celui qui la vit dans la douleur la plus grande, l'angoisse la plus intense. Écoutons donc les malades. Cette affiche, il la récusa comme d'autres malades qu'on avait interrogés. On ne l'a donc pas retenue.

Nous pensions la prévention à partir de nos propres ressources, dans tous les sens du mot – il n’y avait encore aucune aide publique – et aussi à partir des premiers documents rapportés des États-Unis. Il fallait aussi donner une bonne image de AIDES. Je me souviens de Frédéric Edelmann et de Jean-Florian Mettetal qui sont deux très beaux garçons et qui mettaient leur beauté en valeur quand on allait dans les bars faire de la prévention parce qu'il fallait rester désirable. Et quand nous sommes allés en 1985 aux Universités d'été de Marseille – c'est Jean Le Bitoux qui avait organisé leur première session –, ils arrivaient bronzés et on accourait les écouter parler de prévention. La première fois que nous sommes passés à la télévision, on me disait : « Ils sont beaux, les gens de AIDES ». Tout le monde avait peur que nous soyons vieux et rabat-joie, c’est-à-dire hors-jeu. Il était très important d'érotiser la prévention. Quand on a commencé à faire des campagnes de publicité sur le préservatif, nous disions : « Inspirez-vous des campagnes de Coca-Cola. Les campagnes les plus sexy sont faites pour qu’on consomme une boisson. Et vous, vous faites des campagnes sur le préservatif qui ne sont pas du tout sexy. » Il faut que le préservatif soit inclus dans un processus érotique et non pas dans un rejet du plaisir. Son usage implique aussi une relation avec son ou sa partenaire qui est très différente. On ne peut pas le mettre à la sauvette, ça fait débander. On est donc obligé de le mettre dans le cadre d’un jeu érotique. Et cela signifie qu'on en parle ensemble et qu'on a un rapport au corps qui est tout autre.

 

La longueur de l’épidémie

AIDES ne dit pas, comme le fait ACT UP dans le dernier numéro de son journal, qu'il n'y a qu'un seul moyen de prévention : le préservatif. Si on a réduit l'épidémie, c'est en pesant sur l'ensemble des comportements ; c’est aussi en ayant moins de partenaires ou en ne cherchant pas systématiquement la pénétration anale. Peut-être que les plus jeunes et les hétéros ont une approche moins complexe.

Au départ, nous avons pensé la prévention dans un milieu qui assumait son homosexualité et la mettait en pratique. Puis nous avons été de plus en plus confrontés à des gens qui n'avaient pas le même rapport culturel à la sexualité, à leur corps, à leur identité. D’ailleurs, il n'y a pas que les gays qui soient concernés par le développement de l'épidémie. Pour la majorité, la sexualité réelle n'est pas facile à exprimer. Dans les rapports homme-femme, il y a une telle dissymétrie dans la plupart des cultures que la femme est très souvent mal placée pour proposer un préservatif à l'homme. Il faut prendre en compte tout cela et ne pas tenir un discours uniquement technicien. Et puis il faut penser à toute la dimension relationnelle d'un rapport érotique, car dans la relation érotique, on ne sait jamais à l'avance comment ça va se passer et il y a des moments où la relation s'est engagée de telle manière que l'on va vers une impasse. Donc, la prévention suppose une réflexion très approfondie sur les scénarios individuels et le contexte dans lequel on s'implique.

J'étais enseignant encore il y a un an. J'avais des étudiants d'une vingtaine d'années. Les jeunes ont tous entendu parler du sida et du préservatif, mais ça ne va guère au-delà. Ils savent, mais entre savoir et modifier ses comportements, il y a une grande marge. J’ai constaté qu'ils croyaient certaines contrevérités telles que la transmission du VIH par la salive. Il y a quelques années, il avait été question de revoir les matériels de prévention de AIDES. Je pensais qu'on était moins souvent en contact direct avec les populations issues des écoles qu’en deuxième position, c'est-à-dire qu'il s’agissait de former des formateurs. Et j'avais commencé à réfléchir sur des documents un peu plus trapus pour la formation des formateurs. Mais tous les échos qui me reviennent sont identiques : les gens de notre âge ont un savoir qu'ils croient acquis par tout le monde, mais tant qu'on n'est pas arrivé à l'âge de la sexualité, la prévention, c'est un discours qu'on entend mais qu'on n’intègre pas.

Et puis il y a la durée de l'épidémie et le fait, heureux, que les trois-quarts des malades ne sont plus visibles comme tels, repérables comme malades, que la plupart des gens peuvent continuer à vivre une vie sociale apparemment normale ; même si c'est très dur et extrêmement épuisant intérieurement, ça ne se voit pas extérieurement ; il y a une sorte d'occultation de la maladie. Et on le constate bien aussi dans le monde médical. Les médecins parlent aux malades sans bien réaliser le drame qu'ils vivent ni les angoisses qu'ils ressentent. Tout le monde a tendance à occulter la gravité de la maladie et de l'épidémie. Je distingue les deux – la maladie, c'est l'événement individuel, et l'épidémie, l'événement collectif. Dans la mesure où la maladie est moins visible, l'épidémie le devient également. Et globalement, au fur et à mesure que s'installe la longévité de cette maladie, s'installe aussi l'oubli. Actuellement, il y a certainement un travail à faire auprès des populations les moins informées, qui n'ont pas accès aux moyens d'information traditionnels. Il faut donc trouver des relais beaucoup plus pertinents.

Il y a déjà longtemps que nous avons conscience que l'information est totalement à revoir. Elle est à revoir périodiquement parce qu'il y a deux phénomènes : l'arrivée de nouvelles générations, et le fait que les anciens messages s'érodent, que l'habitude s'installe. Et c'est tout de même très difficile de s'installer dans la prévention. C'est difficile d'utiliser systématiquement un préservatif. Il n'est pas vrai que tous les actes érotiques donnent le même plaisir avec ou sans préservatif. Pour les gens qui sont obligés d’en mettre parce qu'ils sont séropositifs, ce n'est pas seulement un acte de prévention pour eux et leurs partenaires, c'est aussi un rappel incessant de la présence du virus. Ce n'est pas anodin d'être renvoyé chaque fois à cette histoire. L'amour, on le fait aussi pour oublier, et si on est renvoyé chaque fois au pire… Je crois à des actions ciblées dans un contexte général. Il faut parler de la relation érotique, même à la télévision. Il faut un message d'ensemble et un message particulier. Et il ne faut pas seulement raisonner en termes de messages, mais aussi en termes de pratiques concrètes.

Je me rappelle un exemple d’il y a trois ans. On travaillait beaucoup avec des associations de femmes africaines en banlieue parisienne. Elles nous disaient : « On ne peut pas parler du sida comme ça, ni former une association de lutte contre le sida. Ce n'est pas possible, c'est trop stigmatisant. » Donc, il fallait trouver autre chose pour aborder le sujet. Il y avait une association de femmes qui apprenaient à repasser pour travailler chez des particuliers. Elles apprenaient également les règles de la cuisine européenne bourgeoise. À partir du moment où elles se sentaient en confiance, elles parlaient de leurs problèmes conjugaux. C'est à ce moment-là qu'on pouvait discuter de prévention, parce qu'elles n'étaient pas venues pour ça. Mais si on avait fait naïvement une réunion sur la prévention du sida, elles auraient été stigmatisées aux yeux de leur entourage.

 

Stratégies dans le tiers-monde

En Afrique, il existe tout de même de nombreuses associations. Elles ont développé une pratique que j'ai trouvée absolument remarquable. Un pays exemplaire, dans lequel j'ai passé un peu de temps, est l'Ouganda. C'est un des premiers pays qui aient été touchés parce qu'il est fort probable que les premiers foyers de l'épidémie se sont situés autour du lac Victoria, notamment dans un village de pêcheurs. Là, presque toute la population a disparu. Ils ont développé des PTC (Post-Test Club), c'est-à-dire que dans tous les villages, vous voyez des pancartes PTC. On y fait un dépistage dont le résultat est donné huit jours plus tard, comme c'est le cas en France aujourd'hui. Aussitôt après le test, il y a des soirées club. Les gens ne sont donc pas traumatisés par le diagnostic. Le travail de prévention et de discussion se fait lorsque tout le monde est logé à la même enseigne, dans l’attente des résultats. On sait très bien que lorsqu'on apprend qu’on est positif, on n'entend plus que son angoisse. Et ceux dont le test s’avère finalement négatif sont tellement soulagés qu'ils n'écoutent plus. Mais durant ces huit jours, les gens sont fragilisés. C'est donc un moment très important pour les informer. Ils sont très réceptifs à l'information de prévention, et ils peuvent discuter de tous leurs problèmes relationnels. Comment vais-je faire pour le dire ? À qui dois-je ou ne dois-je pas en parler ? Comment faire dans la relation sexuelle ? L'OMS s'est intéressée à ces questions. Mais l'Ouganda les a systématisées avec beaucoup de courage. Du coup, les gens ont une vraie culture sur le sujet. Ils ont été confrontés à tellement de décès, tellement de familles ont été obligées d'accueillir des orphelins, que toute la vie sociale a été marquée par le sida. Je me rappelle un homme catholique très pratiquant qui me disait : « J'étais contre le préservatif, mais au dix-huitième orphelin à ma table, j'ai compris. »

Dans les pays occidentaux, le sida a été d'autant plus visible qu'on l'a lié à l'homosexualité. Je dirais que l'homosexualité a rendu le sida visible. Les toxicomanes étaient déjà atteints, mais personne ne le savait du fait d'une visibilité moindre que la nôtre. Cette contamination n'a pas été médiatisée comme pour les homosexuels. On a réalisé, après coup, des études épidémiologiques chez les toxicomanes de New York. Il y avait un taux de mortalité inhabituel dans les années 80 et on ne savait pas que c'était déjà dû au sida. Les populations africaines étaient elles aussi déjà touchées. Chez nous, la visibilité du sida a été liée à l'homosexualité et réciproquement, la visibilité de l'homosexualité a été renforcée par le sida. S’il y a 500 000 personnes à la Gay Pride aujourd'hui, c'est que, non seulement le milieu médical, mais aussi toutes les familles et le milieu politique ont été confrontés à cette question sociale. L'homosexualité, ce n'était plus du militantisme, c'était une évidence qui surgissait de partout. Les homosexuels ont inclus, dans leur militantisme, la lutte contre le sida. Certains se proposaient pour les essais de vaccins, mais ils étaient refusés sous prétexte qu’ils appartenaient à une population trop exposée. Mais il est vrai que les homosexuels se sont engagés réellement dans la lutte.

Certes, la présence d'homosexuels dans des conférences internationales sur le sida a servi un peu de repère pour des homosexuels d'autres pays, d’Inde ou d’Afrique, et maintenant d’Asie ; mais dans la plupart de ces pays, les relations sexuelles entre personnes de même sexe ne sont pas pensables dans la catégorie occidentale de l'homosexualité. Foucault avait écrit sur ce sujet. Dover a fait un remarquable livre sur l'homosexualité grecque qui permet de comprendre cela, mettant en lumière des règles qui étaient en vigueur au Maghreb encore récemment. Maintenant, ça a dû changer, mais quand j'habitais en Tunisie dans les années 60, c'était encore le schéma courant. Toutes les relations entre personnes de même sexe ne définissent pas un choix d'identité. Il faut distinguer les pratiques érotiques de l'identité psychologique et sociale. La lutte contre le sida a sans doute fait qu'un certain nombre de mouvements homosexuels sont apparus en Inde ou en Afrique. Mais ils n'aident pas forcément les personnes, qui ont des pratiques homosexuelles sans se revendiquer homosexuels, à prendre conscience de la globalité du problème.

Au Vietnam, par exemple, où j'ai participé le 1er décembre dernier à la constitution d'une grande association de séropositifs vietnamiens, officiellement l’homosexualité n'existe pas. Tous m'ont dit que tout est possible aussi longtemps qu'on ne le dit pas. Un Occidental avait eu l'idée de créer une association homosexuelle à Saïgon. Cette association homosexuelle vietnamienne a voulu envoyer un délégué à un colloque des homosexuels asiatiques à Kuala Lumpur. À la frontière, les douaniers de son pays lui ont interdit la sortie en prétextant qu'il n'y avait pas besoin de représenter les homosexuels vietnamiens puisque l’homosexualité n'existait pas chez eux. Il y a un discours officiel et a contrario une érotique des pratiques homosexuelles qui ne sont pas exclusives. Dans les pays où les femmes coûtent cher et doivent rester vierges jusqu'au mariage, où la main-d'œuvre est bon marché, il y a tout un ensemble de facteurs qui font que le développement érotique s’accomplit logiquement entre gens de même sexe, avec une érotisation très consciente et très forte, sans aboutir à un choix identitaire.

Donc, quand on raisonne en termes de prévention, dans ces contextes, il vaut mieux ne pas partir d’un schéma que ces populations récusent. Dans la mondialisation en cours, ce n’est pas seulement aux effets du capitalisme que nous assistons, c'est aussi à un phénomène plus profond de bouleversement des affects. Dans les pays du Maghreb, les relations homme-femme vont être nivelées. On passera probablement à la monogamie, et je pense que plus les femmes seront accessibles, plus la fréquence des pratiques homosexuelles diminuera. Il est fort probable qu'aujourd'hui celles-ci sont moins fréquentes qu'il y a trente ans parce que les femmes sont plus accessibles. Il y aura donc un moindre pourcentage de gens qui connaîtront une érotique homosexuelle. Au lieu qu’elle implique tous les hommes pendant une certaine tranche d'âge, ce sera 5 % des hommes mais pendant toute leur vie, avec une redistribution des pratiques et des affects et la naissance d’identités.

Le sida s'inscrit en profondeur dans cette histoire de la mondialisation des modes de constitution de soi, parce que c'est une pandémie dont les modes de lutte ont été développés dans les pays occidentaux, tant pour les traitements que pour la prévention. On ne peut pas proposer des modèles occidentaux de prévention à toutes ces sociétés. Quand on voit émerger partout des associations de toxicos, de prostitués et d'homosexuels, on peut y voir une mondialisation de la subjectivité, la simple extension des valeurs occidentales. Je me suis, par exemple, intéressé à un programme de prévention en Inde ciblé sur les camionneurs, un métier qui concerne des centaines de milliers de personnes. Il y a leurs femmes et leurs rencontres sexuelles. Ils rentrent chez eux tous les six mois. Ils baisent durant leurs voyages, hommes ou femmes. Si un mouvement homosexuel tente de s'adresser à eux, ils ne se sentiront pas concernés. Donc, il faut bien dissocier les pratiques sexuelles des choix d'identité, et par conséquent, tenir compte de l'émetteur de la prévention et pas seulement du message.

Au Vietnam, sur cent personnes en trithérapie, cinquante le sont à titre privé et cinquante sont prises en charge sur fonds publics. Il y a le même taux officiel de contamination qu'en France, soit à peu près 134 000 personnes identifiées. La stigmatisation y est considérable. Toute personne séropositive est exclue de toutes les fonctions sanitaires. Je peux vous montrer une photo d'un hôpital où je suis allé. On peut y voir un écriteau sur lequel est indiqué : « Hôpital pour la phase terminale du sida ». L'État diffuse, de son côté, les messages les plus catastrophiques. On a vu la même chose en Pologne et en Russie, mais les gens y arrivent en phase terminale parce qu'on ne sait ni les soigner ni prévenir la maladie. Dès qu'on leur donne des antibiotiques et de quoi manger, ils ne sont plus en phase terminale. C'est la société qui les y accule.

J'ai vu également des malades palestiniens extrêmement mal traités par leur famille. Ils se faisaient soigner dans un hôpital israélien. C’était il y a trois ans de cela. Où en sont-ils, aujourd’hui, dans cette folie ?

De son côté, la Thaïlande a fait un énorme effort. J'ai rencontré une Thaïlandaise qui travaille maintenant avec les autorités vietnamiennes, elle a fait un travail extraordinaire en Afrique. La Thaïlande est à la fois un pays extrêmement touché et un pays où existe une activité militante très importante et aussi une production pharmaceutique qui permet de produire des médicaments génériques. Ils sont même en mesure aujourd’hui de diffuser des génériques dans d’autres pays. La Thaïlande est un modèle un peu particulier. Une de mes étudiantes thaïlandaises a fait une recherche qui montre que, quand on étudie la Thaïlande, on tombe toujours sur la prostitution. Elle a observé un milieu lycéen de moyenne bourgeoisie. Son étude montrait une société fortement avide de consommation comme au Japon. Donc, un “sugar daddy” qui veut vous sauter, les filles ne sont pas contre : cela va leur permettre de s'acheter le dernier modèle d'Agnès B. Il n'y a pas de zone de la société qui ne soit pas en contact avec la prostitution. Cette étude montrait que par ce biais la classe moyenne n'était pas hors du champ de l’épidémie. Ici, dans nos sociétés, la prostitution est devenue un phénomène très marginal, grâce à la libération sexuelle. La pilule a changé le statut de la prostitution. Mais dans ces pays-là, la prostitution fait partie de beaucoup de circuits. Cette étude suggérait que le bouddhisme et un certain mépris du corps font qu’elle n'a pas d'importance : on ferme les yeux et on attend que ça passe. La question de la relation au corps est donc capitale. En Afrique, le mépris du bas du corps paraît très grand dans différentes cultures. Il y a une coupure. Les gens ne traitent pas le haut et le bas du corps de la même façon. Les pays occidentaux ont eu la chance, si je puis dire, à notre corps défendant, en tout cas pour la population globale, que le virus se soit cantonné dans des populations un peu particulières, alors qu'en Afrique ou en Asie, le virus est entré dans la circulation générale de la société.

Quand j'étais à Brazzaville, un chauffeur de taxi me racontait que chaque fois que sa femme revenait du marché, il regardait bien ce qu'elle avait ramené avec l'argent qu'il lui avait donné. Il avait toujours l'angoisse qu'elle ait dû consentir une faveur pour ramener plus de patates pour la famille. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de discontinuité entre les pratiques prostitutionnelles et le reste de la vie quand on est dans une telle misère. Alors que chez nous, il y a quand même un cloisonnement, qui est d'ailleurs surtout économique. Avec la pilule, tu baises ta copine, tu n'as pas besoin d'aller à la prostitution. Les gens de ma génération faisaient encore leurs premières armes au bordel. Le jeune homme que le père envoie au bordel pour le déniaiser, ça n'existe plus. La prostitution, c'est ce qui coûte le moins cher, c'est moins cher que d'avoir une maîtresse ou un amant. C'est donc une pratique de pauvres.

 

Prévention et politique

Politiquement, il faut se souvenir que les bases d’une politique nationale sur le sida ont été tardivement définies par Michèle Barzach quand elle fut ministre de la santé. Il y a eu enfin une politique d'ensemble, avec un gouvernement de droite. Ensuite, on a eu avec Rocard un gouvernement de gauche qui a vraiment pris les moyens qu’il fallait. Pendant le temps où j'ai été président de AIDES, nous avons eu au moins trois interlocuteurs politiques différents. Mais la politique n'a plus changé à partir du moment où il s'agissait de principes globalement appliqués ailleurs et non spécifiques à la France. La question a été plus difficile pour la toxicomanie, et je crains aujourd’hui une régression. La publicité pour les préservatifs était encore interdite en 1984-85, et les Socialistes n'ont pas voulu changer cela pour des raisons électorales.

Donc, la différence entre la droite et la gauche a été jusqu’à présent peu sensible en la matière. Les traitements de substitution, c'est Simone Veil et Philippe Douste-Blazy, puis Bernard Kouchner. Les seringues, c'est Michèle Barzach, puis Claude Evin. C'est sous le ministère de Claude Evin qu'il y a eu le plus d'investissements financiers. Michèle Barzach avait de grands projets mais n'a pas reçu les moyens. Tous les problèmes politiques sont d'ordre électoral. Avec le soutien de la société, on peut obtenir beaucoup… Voilà pourquoi j'en ai beaucoup voulu à ACT UP lorsqu'ils ont rompu avec le public le lien que nous avions tissé, lors du Sidaction. Ce n’est pas le politique qu’il faut convaincre, c’est la société. Ils ont rompu un lien avec la société, et cela pour se montrer car leur obsession c’est la médiatisation et les lieux de visibilité. Mon analyse a toujours été la suivante : travaillons au sein de la société pour être entendus par elle. Les politiques suivront, poussés par la peur électorale.

La France a eu la chance accidentelle de découvrir le virus. Elle a eu cette chance inouïe dont elle n'a pas su profiter. En 1982 s'est constitué un groupe de travail sur l'immuno-déficience acquise, composé de chercheurs du ministère de la Santé et de médecins de ville. C'est la dynamique de ce mouvement qui a fait que ces gens se sont tous mis à chercher et ont trouvé le virus. Cette découverte a eu un effet scientifique, mais pas politique, alors qu'on avait tout pour la cristalliser politiquement. Le virus a été trouvé un peu par hasard. La technique avait été élaborée aux États-Unis. Françoise Barré-Sinoussi, qui a isolé le virus, avait travaillé chez Gallo. Mais Gallo cherchait un virus de la famille de ceux qu'il avait déjà isolés, les HTL, ceux qui déclenchent les cancers. Donc, il le cherchait chez des gens en phase terminale. Il pensait qu’il s’y développait de plus en plus, alors qu'au contraire, le virus détruisait les cellules-hôtes et devenait donc moins visible. Le hasard a fait que les Français ont prélevé un ganglion chez quelqu'un qui était en phase précoce et ils ont trouvé le virus alors qu'en phase terminale, il n’y en a presque plus. C'est un virus qui se reproduit en millions d'exemplaires pendant la phase initiale. Le problème majeur, à partir de l'isolation du virus, a été la recherche pharmaceutique. Or nous n'avions plus de groupe pharmaceutique suffisamment compétitif. Aucun médicament n'a été découvert par un groupe français. De plus, depuis un certain temps, un partage avait été fait entre la recherche vaccinale, choisie par la France, et la recherche thérapeutique poursuivie dans d'autres pays. Et le sida est un domaine où la recherche vaccinale progresse très lentement.

Oui, vous me le demandez, j'ai eu le sentiment d'une absence de visibilité de la prévention au moment du gouvernement Jospin ; en revanche, l'effort de financement, grâce au système de sécurité sociale, l'effort de prise en charge, a été assez exceptionnel. La prise en charge à 100 % des séropositifs est une situation rare dans le monde, d’autant que cela coûte très cher. Il y a donc une solidarité nationale incontestable que personne n'a remise en cause. La CMU a été instaurée, ce qui permet également d'aider un plus grand nombre de gens. Aujourd’hui, il faut un accord international pour fixer le prix des médicaments. Plusieurs pays sont en mesure d’exporter des génériques, bloqués par les accords Trips sur la protection de la propriété intellectuelle. Certains pensent-ils que la compétition des firmes pharmaceutiques reste une chose efficace ? Certains échos des laboratoires me parviennent selon lesquels les médicaments arrivent à une butée au bout d'un certain nombre d'années, ce qui risque de freiner la recherche à moyen terme mais tous les médicaments sont confrontés à des résistances qui sont autant de défis à la recherche. Étant donné le marché potentiel, je crois que l'urgence serait d'avoir un “pot commun” de financement international. Mais ce n'est pas l'unique solution, car s'il y a des médicaments, il faut encore revoir toute la chaîne de distribution. Pour moi, la question se pose principalement au niveau international.

 

Le débat sur la centralisation

Vous voudriez que je vous parle de AIDES dans l’actualité ? Aujourd’hui, le système de santé français semble évoluer vers une régionalisation, les agences d'hospitalisation pourraient devenir des agences régionales de santé. Pour ma part, j'étais assez favorable à une structure décentralisée mais je pense que mes camarades ont tenu compte de la démobilisation militante et de la sécurisation des salariés. Ces deux évolutions sont inverses : de plus en plus de salariés, et de moins en moins de militants, ce qui va dans le sens d'une centralisation. Les groupes locaux me disent qu'ils sont sauvés par la structure centrale, que s'ils étaient seuls régionalement, ils ne seraient plus en mesure de se maintenir. Le problème, pour moi, se pose en termes politiques. Je pensais à l'importance de la mobilisation. Quelle est la récompense de cette mobilisation ? C'est l'invention, c'est l'autonomie. Quelque chose de trop organisé ne laisse plus de marge à l'invention, donc à la récompense. Le salaire du bénévole, c'est de créer quelque chose. On n'est pas seulement dans le service, on est dans l'invention de formes de prévention, d'expérimentation, de formes de lien social. Je sais que l’intention n'est pas de freiner l'expérimentation. Mais peut-on maintenir une mobilisation expérimentale dans une structure centralisatrice ? Je ne sais pas. Moi, j'avais souhaité que l'échelon régional demeure fort et important. De plus, je crois qu'il ne faut pas rester trop longtemps responsable, car on a toujours tendance à privilégier les schémas sur lesquels on a travaillé. Il vaut mieux que ce soient ceux qui sont en charge de ces dynamiques qui inventent les structures. Je me souviens d'un camarade malade qui me disait : « Écoute, notre histoire est trop fragile pour revenir en arrière. Il faut qu'on ait toujours le sentiment qu'on va en avant. » Cela m'a paru très judicieux. Enfin, ce que me disent les gens des comités AIDES aujourd'hui, c'est qu'ils sont confrontés à des malades en proie à une immense précarité. Ils ne savent plus comment faire, car le sida n’est qu’un des axes de la misère à laquelle ils sont confrontés.

En juillet dernier, j'ai assisté au festival de Solidays. Il y avait plein de monde au stand de AIDES, et dans leur majorité, je ne les connaissais pas. La relève est donc assurée. Il y avait 400 volontaires réunis par Solidays rien que pour la manifestation. Je sais bien que c'est une mobilisation ponctuelle, sur de grands schémas. Mais cela montre qu’on a réussi à infléchir l'histoire du sida en France. On a contribué à une pensée, touchant aussi bien l'organisation des soins et des réseaux que la prise en charge à domicile et les droits des malades. Mais tous les mouvements qui existent aujourd’hui ne peuvent pas dire qu'ils ont contribué à une politique. Beaucoup restent dans le caritatif, dans le festif ou dans la collecte de fonds, ce qui ne modifie pas la politique. Je pense que l'essentiel de AIDES a été d'être un mouvement social qui a contribué à défendre ou à imposer des axes politiques et à formuler des propositions qui ont été retenues. La proposition et la contribution à des axes politiques, c’est ce qui m'a toujours intéressé.

 

Propos recueillis par J. Le Bitoux et C. Gendron,
le 10 juillet 2002, dans l’appartement commun
de Daniel Defert et de Michel Foucault.